L’erreur n’est pas seulement une légère défectuosité tapie au fond du texte, simple inadvertance coûtée par le labeur de la nuit. Mais elle ne dresse pas non plus une toile herméneutique susceptible de livrer le sens ultime du texte. L’erreur fonctionne plutôt comme un sentier vers les mystères de la création balzacienne. L’exemple que nous prendrons dans La Recherche de l’absolu n’est nullement paradigmatique (mais c’est peut-être celui dont les négligences se font le plus promptement pardonner par la grandeur de la tâche artistique), il permet juste d’introduire d’autres séries d’erreurs et d’incertitudes textuelles, et de regarder leur effet possible.
Dans La Recherche de l’absolu en effet, Balzac oublie au cours de la rédaction de son texte le nom qu’il a donné à un personnage secondaire : Gabriel Claës, et il l’appelle « Gustave » vers la fin du roman. En principe, ce problème n’est pas très conséquent quant à l’intelligence d’une œuvre aussi profonde et énigmatique, et d’ailleurs on n’en trouve que de rares similarités dans les autres romans. Mais il peut nous permettre, puisqu’il figure bel et bien dans le texte, de tenir des considérations générales sur la création balzacienne. Il ne s’agit donc pas simplement de coquilles d’imprimerie, et que plusieurs éditeurs modernes se permettent de corriger, mais d’un problème de l’esthétique de l’œuvre fortement lié avec la conception du personnage dans la Comédie humaine en général.
Nous commençons d’abord par relever d’autres erreurs d’attribution nominative. Les plus remarquables se trouvent dans :
- Le Cabinet des Antiques : Fabien, le fils du président du Ronceret et perfide compagnon de Victurnien, se trouve étrangement appelé Félicien dans la suite du roman1. Cette erreur est toutefois différente de la première en ce que Fabien était destiné à corriger Félicien, adopté d’abord. Il s’agit d’une omission dans la correction des épreuves.
- La Duchesse de Langeais : on y parle d’« un jeune officier, dédaigné par Mme de Langeais et recueilli par Mme de Sérizy, le baron de Maulincour»2, alors que c’est bien le marquis d’Aiglemont qui se trouve, quelques pages plus haut, «distingué»3 par Mme de Sérizy. Tandis que Gabriel/Gustave et Fabien/Félicien partagent les mêmes initiales, le personnage est ici incidemment remplacé par le héros de Ferragus, première histoire des Treize.
- Les Petits Bourgeois : «Et pourquoi ? Charles»4 s’écria Flavie Colleville quand Louis-Jérôme Thuillier lui demanda d’être “particulièrement charmante” avec la Peyrade, alors que Charles est en fait le nom de son mari. Cependant, Balzac a laissé ce roman inachevé, et dont «la montagne d’épreuve»5 l’épouvantait. Cette inadvertance se perd dans la troupe effrayante de «Théodose et de Dutocq, de Cérizet, de Barbet, de Métivier, des Minard, des Phellion, des Laudigeois, de Colleville, de Pron, de Barniol»6, etc.
- L’Envers de l’histoire contemporaine : Godefroid, vers la fin du roman, révèle l’adresse de l’ancien président Lecamus de Tresne à monsieur Bernard, en disant qu’il le trouverait sous le nom de «monsieur Nicolas»7. Godefroid connaît bien que ce frère de la Consolation est plutôt monsieur Joseph, alors que monsieur Nicolas est le marquis de Montauran.
Nous savons que la nomination chez Balzac était une opération subtile et compliquée8. Le Nom propre «champ d’aimantation des sèmes»9 n’est jamais arbitraire. La figuration onomastique chez Balzac renferme tout un monde, elle est éminemment emblématique. Il suffit de songer que Gobseck est «un nom qui claque comme les mâchoires d’un piège en se renfermant» 10. Benassis ne respire-t-il pas la bienveillance du médecin ? Gaudissart retentit comme la faconde du commis-voyageur. Rogron illustre bien l’imbécilité des cousins de Pierrette et Fourchon la vieillesse rusée. Sans évoquer les noms des rues, des animaux, etc. il n’est guère exagéré d’affirmer que même les noms des lieux réels possèdent leur symbolique propre : Mme de la Baudraye est comme serrée dans la vulgarité “départementale” de Sancerre. L’Issoudun, par son tranchant syllabique semble condamner l’agitation parisienne ininterrompue.
Le nom est ainsi ce qui appartient le plus au personnage balzacien, le décalage nominatif le démystifie d’une certaine manière en ce qu’il enlève légèrement son masque d’acteur après avoir joué la Comédie, et avoue timidement sa réalité nocturne d’encre et de papier. Ces relents de la chair de l’humanité balzacienne peuvent même évoquer la résonnance opiniâtre, angoissante et feutrée des silhouettes de Kafka.
L’odeur de l’atelier qui ne manque pas de troubler l’assurance du lecteur pénètre même à travers d’autres canaux : nous voyons par exemple que Paul de Manerville est blond dans Le Bal de Sceaux et qu’il porte des cheveux noirs dans Le Contrat de mariage (en changeant de nom “M. de Montalant”, Balzac oublie de changer le portrait)11. Grévin qui «ne prend ni café ni liqueur», est découvert par sa fille «en prenant son café»12. Rastignac tour à tour comte et baron13. L’abbé de Sponde disant que le vicomte de Troisville n’est pas marié affirme le contraire à sa nièce plus loin. Sans compter les chevauchements entre les personnages des Parents pauvres, entre Crevel et Gaudissart, Valérie et Héloïse, voir même entre Hortense et Cécile.
Néanmoins, Dinah de la Baudraye change de profil selon les humeurs volages de Lousteau. Balzac ne fixe donc pas des traits définitifs, il a dû bien en effacer plusieurs, et polir des sinuosités fragmentaires (le nom est le plus important sacrifice) pour consolider sa Société (les médecins redeviennent autant de Bianchons). Il faut d’ailleurs considérer que «si la société qu’il a prise pour sujet de son œuvre … était parfaite, il n’y aurait aucune peinture possible»14, et qu’«il ait des moments où les retouches gâtent au lieu de perfectionner une toile»15.
Même les personnages secondaires «dont les traits ne sont pas très fortement accentués» sont à cause de cela même «plus près de la réalité»16. Le personnage balzacien n’est pas un simple individu, il s’agit d’un type. «Voilà la catégorie centrale et le critère de la conception réaliste de la littérature: le type, selon le caractère et la situation, est une synthèse originale réunissant organiquement l’universel et le particulier»17. La déchirure occasionnelle réalise la pleine présence de la personne, de toute l’humanité balzacienne, en ce qu’elle perce des pores qui permettent à ce corps gigantesque de respirer.
Ces erreurs sont minuscules, et ne constituent pas ce qu’on reproche le plus à l’auteur. Ils ne peuvent ainsi même pas compter en tant que «manque de mesure, d’harmonie et de proportions, inconséquences, exagérations, incohérences, boursouflures de toute sortes, digressions inutiles; absurdités et invraisemblances»18.
L’ambivalence, voir le persistant mépris critique à l’égard de Balzac demeurent très mystérieux. Mais nous sommes bien obligés d’admettre que les incertitudes chronologiques internes dans La maison du chat qui pelote, La femme abandonnée, Honorine ou La femme de trente ans, et les erreurs historiques dans Les Paysans, Sur Catherine de Médicis, Une ténébreuse affaire ou Les Chouans ne peuvent satisfaire le lecteur averti sauf s’il apprend que les imperfections particulières, tel le tableau leibnizien, font la perfection de l’ensemble. Nous pouvons même trouver pour chaque cas son excuse propre. C’est ainsi que Anne-Marie Meininger explique l’étrange confusion produite par le nom de l’héroïne “Mme de Willemsens” de La Grenadière (fruit d’une seule nuit, selon Zulma Carraud) :
«Le texte incite déjà à la curiosité par de menues maladresses et contradictions. Chez Balzac, de telles faiblesses s’expliquent souvent par la sous-jacence de faits mais que l’historien des mœurs n’abandonne pas facilement aux manipulations du romancier.»19
Balzac regarde ses créatures «se tromper ainsi sur leurs vraies espérances, et il les aime dans leur erreur, dans leur aveuglement, parce qu’il est le dieu qui les a crées à son image et qui les connaît mieux qu’elles ne se connaissent», et tel une mère qui invertit les noms de ses petits par un excès de tendresse, Balzac « es regarde comme ses enfants»20.
Finalement, ce Prométhée, selon l’expression d’André Maurois, a eu bien soin de laisser trainer les traces d’une étourderie volontaire probablement. S’il a échoué, comme Balthazar, Gambara ou Frenhofer à dompter l’Absolu par la force de la Volonté, c’est qu’il s’est élevé avec une sérénité hellénique, bien au-dessus, comme Séraphîta.
- Le Cabinet des Antiques, Pl., T. IV, pp. 990, 1000, 1063, 1069, 1076, 1084. Les références à l’œuvre de Balzac renvoient à l’édition de La Comédie humaine de la Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1976-1981. Publiée sous la direction de P-G Castex. Désormais abrégée en Pl.
- La Duchesse de Langeais, Pl., T. V, p. 1005. C’est nous qui soulignons.
- Ivi, p. 1009.
- Les Petits Bourgeois, Pl., T. VIII, pp. 43, 99.
- Lettres à Mme Hanska, T. II, p. 398-399, cité dans l’introduction par A.M. Meininger, Ivi, p. 05.
- Ivi, p. 137.
- Ivi, p. 391.
- J. Pommier, Comment Balzac a nommé ses personnages, in « Cahiers de l’AIEF » (1953), n° 3-5, pp. 223-234.
- R. Barthes, S/Z, Paris, Editions du Seuil, 1970, p. 68.
- R. Bouvier, E. Maynial, Les comptes dramatiques de Balzac, Paris, Sorlot, 1938, p. 98.
- Le Contrat de mariage, Pl., T. III, p. 527. Voir également la note n°4, p. 1433.
- Le Député d’Arcis, Pl., T. VIII, p. 771.
- Ivi, p. 811.
- Préface du Livre mystique, Pl., T. XI, p. 501.
- Préface de Pierrette, Pl., T. IV, p. 27.
- H-U. Forest, L’esthétique du roman balzacien, Paris, PUF, 1950, p. 120.
- G. Lukács, Balzac et le réalisme français, Paris, Maspéro, 1969, p. 9.
- A. Allemand, Unité et structure de l’univers balzacien, Paris, Plon, 1965, p. 13. Cité par E. Bordas, in Balzac et le style, A. Herschberg Pierrot (éd.), Paris, SEDES, 1998, p. 126.
- La Grenadière, Pl., T. II, p. 412.
- A. Béguin, Balzac lu et relu, Paris, Editions du Seuil, 1965, p. 51.
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